Albert Scwheitzer, par lui-même
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Les jeunes années
Je suis né le 14 janvier 1875 dans le petit village alsacien de Kaysersberg. Je suis le fils du pasteur Louis Schweitzer et le petit-fils du pasteur Schillinger et de l'instituteur Philippe Schweitzer, en fonction à Pfaffenhoffen dans le Bas-Rhin, lui-même descendant d'une longue lignée d'instituteurs, tous organistes. Au mois d'août 1875, mon père fut nommé à Gunsbach près de Munster, où je vécus une enfance radieuse entre mes parents, mes trois sœurs et mon jeune frère Paul. Mon père m'enseigna le piano dès l'âge de quatre ans et plus tard l'orgue. A neuf ans, il m'arrivait de remplacer l'organiste au culte.
Les études
Gunsbach, Munster et Mulhouse ont jalonné en Alsace mon parcours scolaire. Ma première évasion fut Paris et la découverte du monde musical.
Puis ce fut, de 1893 à 1913, mon séjour prolongé à Strasbourg ; mes années d'études d'abord, puis ma carrière universitaire, pastorale et musicale, sans parler d'une année de service militaire. Né après l'annexion de l'Alsace-Lorraine par le Reich, je dus faire mes études en allemand, alors que mon père, les ayant faites en français, avait acquis une vaste bibliothèque de classiques français dont je profitais avec enthousiasme ; j'étais donc imprégné d'une double culture. A l'âge de vingt-quatre ans, une thèse sur Kant me valut mon doctorat en philosophie, auquel j'en ajoutai un second en théologie sans jamais trop séparer les deux matières.
Bref, j'étais un homme comblé, prêchant à St Nicolas, dirigeant le séminaire protestant, pratiquant l'orgue avec passion. La plus brillante carrière s'ouvrait devant moi et pourtant je continuais à m'interroger.
La révélation
D'où ma ferme résolution : jusqu'à l'âge de trente ans, je travaillerais pour mon plaisir et l'amour de la science et de la musique, et ensuite je devrais me consacrer à un service purement humanitaire selon la parole de Jésus "celui qui veut garder sa vie la perdra et celui qui la donne la gardera".
Mais la trentaine approchait à grands pas et même si je m'étais occupé des sans-travail, voire de petits vagabonds, je sentais bien que là n'était pas encore ma vocation. C'est alors qu'un matin un inconnu dépose sur mon bureau une brochure que je n'aperçois que le soir en rentrant. Mon premier geste fut de la repousser pour faire place nette à mon travail. Un instinct me la fit ouvrir. Il s'agissait du rapport mensuel d'une association missionnaire de Paris qui se plaignait du manque de missionnaires et de médecins au Gabon. En reposant la brochure sur la table, ma recherche était terminée.
La décision
En 1905 je commençai mes études de médecine à l'université de Strasbourg. Je me plongeai dans le travail, les matières que j'apprenais appartenaient à un monde de faits concrets qui contrastaient avec mes précédentes études philosophiques abstraites. Je ne me laissais distraire que pour répondre à des appels qui me suppliaient de sauver tel ou tel vieil orgue ; d'autre part, je n'avais pas encore terminé mon livre sur Bach et y travaillais constamment. Je continuais également de donner des concerts, à Paris, à Barcelone, dans d'autres grandes villes, passant en répétitions les nuits précédant mes récitals. En octobre 1911 je passai ma thèse.
Les préparatifs
Après une année d'internat, je me rendis à Paris puis à Berlin, où je passai plusieurs mois à étudier la médecine tropicale. En même temps, commençait la quête pour la fondation d'un hôpital au Gabon : je recueillis l'équivalent de cinq mille dollars, assez pour assurer le fonctionnement de mon hôpital en Afrique pendant deux ans au moins. Le 18 juin 1912, je pris Hélène Bresslau pour épouse. Une nouvelle expérience commençait pour notre jeune couple. Médicaments, conserves, instruments chirurgicaux et même une batterie de cuisine, en tout 70 caisses de fournitures diverses - auxquelles s'ajouta le piano offert par mes amis de la Société Bach de Paris - furent bientôt dirigées vers Bordeaux, notre port de départ.
Le départ
Les cloches de l'église de mon cher village natal de Gunsbach avaient juste cessé de sonner l'après-midi du Vendredi Saint de 1913, lorsque nous montâmes dans le train. Notre voyage commença à cette minute et s'acheva sur le fleuve Ogooué, où des pirogues vinrent à notre rencontre et nous amenèrent enfin à Lambaréné.
Le premier dispensaire à Lambaréné
Dans ce village de quelques centaines de maisons (pour la plupart des cases indigènes), nous ne trouvâmes qu'une seule petite maison qui nous était destinée et il nous fallut tout d'abord commencer par nettoyer et aménager un simple poulailler qui serait l'embryon de notre futur hôpital. Mais rien désormais ne nous arrêterait plus dans notre volonté de soigner efficacement les Noirs qui ne tardèrent pas à affluer, généralement accompagnés de toute leur famille. L'hôpital se construisait petit à petit et avait déjà une certaine dimension quand la guerre, hélas, éclata.
Les années de guerre
Au Gabon, colonie française, de nombreux hommes furent enrôlés dans l'armée pour aller combattre en Europe. Mais ma femme et moi étions citoyens du Reich allemand, puisque l'Alsace était toujours annexée. Aussi dès 1917, on nous renvoya nous aussi en Europe, mais pour y être tout d'abord consignés dans une caserne de Bordeaux, puis transférés successivement dans les camps d'internement de Garaison, dans les Hautes-Pyrénées et de Saint-Rémy-de-Provence.
L'hôpital de Lambaréné
A Lambaréné le premier hôpital avait périclité et quand j'y retournai, en 1924, je dus faire défricher un nouveau terrain pour y faire construire un hôpital encore plus grand et mieux adapté à la brousse. Au fond de moi, rien n'avait changé. J'avais répondu à un appel venu de mes propres profondeurs et je restais conforme avec moi-même. Je devais faire don de moi et devais mettre en pratique une éthique chrétienne faite de générosité et d'amour du prochain.
Le message
Je suis convaincu que la compassion, dans laquelle l'éthique prend sa racine, ne gagne sa véritable étendue et profondeur que si elle ne se limite pas aux hommes, mais s'étend à tous les êtres vivants. La seule originalité que je réclame pour moi, c'est qu'en moi cette vérité s'accompagne de la certitude, née de la pensée, que l'esprit est capable, à notre époque, de créer une nouvelle mentalité, une mentalité éthique.