Kaysersberg : Kaysersberg, le Centre Schweitzer, universalisme du message de paix
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Par Sophie REEB - Directrice du Centre Schweitzer
Article publié dans "Frontières et hospitalités - Questions alsaciennes" - Direction Dominique Rosenblatt, Gérad Schaffhauser - Collection Stockbrunna
Albert Schweitzer est à la fois célèbre et peu connu. Célèbre pour le prix Nobel de la Paix qui salue son œuvre humanitaire à Lambaréné, peu connu, pour sa pensée et son idéal de paix. Alsacien, rhénan, citoyen du monde, polyglotte, musicien, médecin et pasteur, il a connu l’inconfort du métissage culturel, comme la richesse de sa singularité de « citoyens du monde ». Partant d’une approche expérientielle, cet article esquisse les contradictions fécondes de cet ardent défenseur d’une culture éthique et transversale.
La première image qui surgit à propos d’Albert Schweitzer, est celle de cette affiche disposée aux entrées du village de Kaysersberg, celle du « grand médecin blanc » coiffé de son casque colonial. Se dessine alors toute la symbolique véhiculée par cet attribut.
Le casque colonial est le symbole par excellence de la colonisation. Il est le couvre-chef de l’homme blanc en Afrique noire, la figure de l’oppresseur colonial. C’est un objet qui réfléchit l’histoire du monde, un miroir. Il symbolise l’impérialisme européen entre la première moitié du 19ème siècle et la première moitié du 20ème siècle. Il est la métonymie de l’âge colonial et correspond à la conquête des territoires africains, le blanc du casque s’opposant au continent noir. Le casque colonial distingue le colon de l’indigène. Son rôle premier est de protéger du soleil, mais il est omniprésent dans les images de propagande et les souvenirs privés. Il est le signe criant de l’inégalité des droits, des statuts, des races, le marqueur de l’injustice, des valeurs qui structurent les Empires coloniaux. Le casque est indispensable pour identifier le chef, le toubab et puis, accessoirement, pour augmenter la prestance au milieu de ces colonisés physiquement très bien bâtis.
Mais, sous le casque blanc, il y avait aussi des hommes justes, en tout cas, il pouvait y en avoir. 1
Albert Schweitzer, à bien des égards, était de ceux-là : un homme de Paix, ardent défenseur du respect de la vie et d’une culture éthique, et qui demeure, plus de 50 ans après sa mort, le grand précurseur de l’action humanitaire internationale, de la médecine de terrain dans les pays du Sud.
C’est de cet idéal de paix dont le Centre Schweitzer s’est emparé, afin d’ouvrir le visiteur au caractère universel et intemporel de la pensée du prix Nobel, certes un Alsacien, mais surtout un citoyen du monde.
Albert Schweitzer : la paix par idéal
La sensibilité d’Albert Schweitzer à la cause de la paix tient tout d’abord et sans doute à ses origines. Né quatre ans après la défaite française, il traverse deux guerres mondiales et, comme la plupart des Alsaciens de sa génération, change plusieurs fois de nationalité. Mais lui-même est un passeur de frontières, au sens propre comme au figuré : il circule entre Berlin et Paris et cherche toujours ce qui fait la commune humanité de tous les hommes, enfants de Dieu, par-delà les clivages nationaux. Son pacifisme s’enracine profondément dans sa propre philosophie qu’il se forge peu à peu, et notamment dans son principe éthique du Respect de la vie. 2
Combattant antinucléaire et défenseur de la vie dans sa globalité, premier « médecin sans frontière », en Afrique comme en Europe, Albert Schweitzer, à travers les actes qu’il pose, s’efforce de mettre sa vie en cohérence avec sa pensée et la profondeur de sa foi. Intellectuel, philosophe, et théologien, il est engagé dans l’action. Cet homme de l’esprit est aussi questionné par le mystère du vivant
Les questions qu’il porte ne sont pas théoriques, mais mises à l’épreuve dans et par un être humain qui s’interroge sur son existence, un humain à la personnalité exceptionnelle, mais aussi un homme dont la nature n’est pas si différente des autres humains.
Pour son engagement en Afrique, Albert Schweitzer reçoit en 1952, le prix Nobel de la Paix, reconnaissance d’autant plus méritée qu’il s’engage alors avec détermination contre le péril atomique.
Sensibilisé par les savants de l'époque, et notamment par son ami Albert Einstein, il utilise sa notoriété comme un outil au service de son idéal et adresse au président américain, Dwight Eisenhower, au courant de l’année 1957, une lettre exprimant son intention « de contribuer d'une façon ou d'une autre à la Paix dans ce monde3».
C’est seulement dans la mesure où un idéal de paix prendra naissance parmi les peuples que les institutions créées pour maintenir cette paix pourront remplir leur mission comme nous l’attendons et espérons d’elles.
dit-il au cours de son discours du 4 novembre 1954, lors de la remise du Prix Nobel de la Paix 4.
Après un premier Appel à l'humanité 5, diffusé le 23 avril 1957 par Radio Oslo et par 140 autres stations autour du monde, il signe une pétition contre les essais nucléaires, adressée à l'Organisation des Nations Unies (ONU). Il lance ensuite trois nouveaux appels, qui seront publiés sous le titre « Paix ou guerre atomique6». Suite à ces démarches rendues publiques par quatre-vingt-dix stations de radio 7, les Soviétiques, suivis des Américains et des Anglais, annoncent l'arrêt des tests atomiques, le 31 octobre 1958. Mais, lorsque la France exécute ses premiers essais nucléaires dans le Sahara, le 13 février 1960, afin de devenir à son tour une force nucléaire, ce moratoire obtenu par Schweitzer prend fin, sous la pression des Russes et des Américains qui ne tardent pas à brandir la menace atomique, lors de la crise de Cuba8. Albert Schweitzer demande alors au Président Kennedy d'entamer des négociations sur le désarmement nucléaire9, et l’ONU établit un nouveau traité visant l'arrêt partiel des essais atomiques. Le Président américain accepte alors l'arrêt des tests nucléaires non souterrains, et reçoit d'Albert Schweitzer une lettre lui exprimant sa gratitude et sa joie de voir le monde faire ses « premiers pas sur le chemin de la Paix 10».
Après une vie exemplaire vouée à l’amour de l’humanité et de l’environnement, Albert Schweitzer s'éteint à Lambaréné, laissant dans les consciences l’image d’une « grande âme » venue poser les fondations d’un monde meilleur.
Kaysersberg : un lieu symbolique pour le Centre Schweitzer dédié à la paix
Dans ses souvenirs d’enfant, Schweitzer rend compte avec sérénité des conditions particulières de son enfance. Cette expérience initiale comporte déjà en germe toutes les impasses qu’il lui tiendra à cœur de dépasser.
Kaysersberg se traduit « La montagne de l’empereur ». Est-elle à la taille d’Albert Schweitzer, pasteur, médecin, mais aussi organiste de talent et théologien ? En tous cas, son nom reste une référence dans le milieu protestant, notamment dans l’espace rhénan. Mais, pour d’autres, il demeure un inconnu.
La Ville de Kaysersberg Vignoble a décidé de procéder à la rénovation du musée qui lui est consacré depuis 1981. A l’origine, ce musée présentait une collection précieuse d’objets africains et gabonais, constituée des dons consentis par Schweitzer, enrichie par ses correspondants et admirateurs.
Cette volonté politique se traduira par un hommage à un prix Nobel de la Paix, enfant de Kaysersberg ; elle contribuera au renom de son œuvre et fera connaître son parcours d’homme de foi, de charité et d’espérance.
La création du Centre Schweitzer - Dans les pas du Prix Nobel de la Paix -est avant tout motivé par le parcours d’Albert Schweitzer, qui a fait de sa vie une œuvre de paix. Il ne s’agit pas de concevoir un « musée de la Paix » tels qu’il en existe, dédiés à la mémoire d’un conflit, mais de valoriser le parcours d’une vie dédiée à la paix.
Pour Albert Schweitzer, la paix va de soi. Ancrée en lui dès son plus jeune âge, en réaction peut-être à l’inconfortable situation politique alsacienne de ses jeunes années, elle est son idéal de vie, et éclaire ses combats. Présenter au public ces aspirations exige de mettre au cœur du parcours scénographique la trace des actions de paix qu’Albert Schweitzer a menées.
Les étapes de sa vie illustreront des actions plus générales, porteuses de conditions universelles de la paix.
Les objectifs de ce nouvel espace, outre d’assurer la promotion du lieu de naissance d’Albert Schweitzer et de rendre hommage au Prix Nobel de la Paix, consistent aussi à donner une visibilité à son œuvre, en permettant aux nouvelles générations de découvrir le personnage, son parcours, son éthique, mais surtout de transmettre des traces tangibles de l’idéal de paix d’Albert Schweitzer aux générations futures.
Au-delà de la valorisation de l’œuvre, ce lieu sert à éveiller les consciences et à rappeler des principes qui constituent l’horizon humaniste : liberté, tolérance, respect du vivant. Le Centre Schweitzer met ces valeurs en perspective et facilite aussi l’accès aux savoirs, par l’éducation au sens critique.
Aborder les diverses dimensions de la paix et dans une logique de progression, permet alors de réactualiser le caractère universel et intemporel de la pensée du prix Nobel.
Le parcours proposé prônera la paix, en proposant de transcender les frontières, en tant que séparation, mise à distance empêchant l’échange et le lien. Il favorisera le rapprochement des peuples, entre êtres à égalité de droits et de dignité, et suggérera des coopérations stimulant le dialogue.
Albert Schweitzer : un terrien métis, citoyen du monde
Si Albert Schweitzer interpelle, c’est que derrière cette icône de grand médecin blanc colonial ayant consacré sa vie à soigner des populations illettrées, se profile le sujet plus brûlant de l’appartenance à un peuple, de l’identité d’une personne. De cette appartenance, il en a fait l’expérience positive, par la compassion envers ses malades, et douloureuse, en étant, avec son épouse, prisonnier du pays qu’il avait choisi de servir.
Une chose est certaine, dans le prisme du regard de Schweitzer comme dans l’expérience commune : la terre est habitée d’humains multiculturels, de métis. Cette évidence est soulignée par les philosophes et les poètes, tels Khalil Gibran 12, qui affirme :
Pour Martine Quentric-Séguy 13,
être « métis » n’est pas qu’une histoire d’ethnie, de couleur. Sont certes « métis » ceux que deux mondes ont esthétiquement panachés ; mais aussi ceux qui ont grandi dans deux cultures au moins, qui parlent « naturellement » plusieurs langues, qui vivent et construisent leurs souvenirs sur plusieurs pays, voire plusieurs continents, ceux qui se sentent autant citoyens d’un lieu que de l’autre, au point de se sentir « citoyens du monde », mais que les gens d’ici ou de là qualifient trop souvent d’« étrangers.
Ainsi peut être défini Albert Schweitzer.
Car c’est une richesse formidable de pouvoir vivre et penser dans plusieurs langues, selon plusieurs systèmes culturels qui, du coup, se relativisent l’un l’autre, de voyager et risquer ses cultures au contact de celles d’autrui, de relire ses racines avec un regard neuf, modifié par les rencontres. Mais c’est terrible d’être partout tenu pour l’étranger, le bizarre, celui qu’on ne saurait faire entrer dans un moule car il en connaît plusieurs ; celui qui dérange car il peut et ose choisir sa voie.
Les avantages du métissage ? La plasticité cognitive du bilingue précoce, l’habitude de l’inconfort, l’ouverture d’esprit et l’esprit de synthèse, une excellente résistance aux interdits non motivés, une facilité à rencontrer autrui, à nouer le contact, la souplesse relationnelle et la recherche de ressources communicationnelles dans toutes les situations, et l’habitude d’avancer malgré ses peurs…
L’autre versant, moins ensoleillé, concerne les rejets, les racismes, les dénis d’appartenance, la nécessité de manifester un étonnement critique face à la stigmatisation. Ces situations inconfortables sont aussi de formidables propositions : en situation de déséquilibre, voire de chaos, les personnes de l’« entre-deux » ne peuvent vivre aucun « train-train » intellectuel, culturel ou affectif.
L’expérience de l’inconfort culturel ou relationnel constitue une permanente mise à l’épreuve, une remise en question exigeant de trouver des réponses opérationnelles et immédiates, issues de l’expérience ou de l’improvisation.
La personne qui se situe entre deux univers culturels est tenue de rester dynamique, alerte et… modeste. L’innovation réussie peut être glorieuse, mais son échec renforce la méfiance des sédentaires uniculturels qui constituent la majorité de l’humanité, face à « l’inadaptation ».
La singularité physique, l’expression mal décodée par l’entourage est source de confusion. Une personne métis n’est pas à l’abri de la discrimination, du racisme, à une lecture superficielle ou hâtive de l’allure et du respect des codes culturels ; l’attitude paresseuse des gens ordinaires, qui s’en tiennent aux apparences, constitue une frustration ou un challenge pour celui qui est discrédité, alors que son effort consiste justement à s’adapter à des codes, à choisir un enracinement. Mais rien n’y fait : l’expérience de la carnation saute aux yeux, avec son cortège de désagréments. Mais ce n’est pas l’avis du poète camerounais Ndjock Ngana :
Débarrasse l’homme de la couleur de la peau, de la couleur des yeux et tu verras la couleur de l’âme, la vraie couleur de l’homme 14.
Pour Han Victor Lu :
Ainsi, être métissé, constituer une minorité visible, oblige à faire ses preuves. En effet, un métis ne peut pas être mis dans une case prédéfinie, normative et claustrale, mais rassurante pour les gens ordinaires, en majorité ; cet inclassifiable pouvant même être perçu comme dangereux, car n’appartenant pas à une communauté précise.
Alors Albert Schweitzer est-il lui aussi, à sa façon, un métis, un citoyen du monde ? Certes, il appartient à un groupe ethnique, et dispose, à ce titre, de ressources culturelles adéquates. Il est un blanc, originaire d’Alsace, né après la cession de l’Alsace et de la Moselle à la Prusse, en 1871. Allemand de naissance, fils de pasteur francophile, Schweitzer est aussi un intellectuel allemand, bilingue voire trilingue, si on ajoute à la langue de la prière et de la culture celle de la vie familiale et rurale. Il épouse, en 1912, une jeune fille allemande, choisit Lambaréné, un lieu de mission colonial français, pour y exercer sa médecine, mais comme citoyen allemand, il est renvoyé en Europe en 1917 et se retrouve prisonnier à Garaison, dans les Hautes-Pyrénées, puis à Saint Rémy de Provence, où il soigne ses codétenus. Il est échangé comme prisonnier et s’il rentre en Alsace, après la guerre, redevenant français, il est dans une situation inconfortable, son épouse étant considérée avec méfiance par les autorités.
Ayant connu l’inconfort existentiel des habitants des zones frontalières disputées, il garde néanmoins le confort de son apparence, (il a bien été surnommé, à une époque où cela semblait tout naturel, « Le Grand blanc de Lambaréné »). Cependant, durant toute sa vie, Schweitzer se considérera, non pas comme français ou allemand, mais comme un passeur entre les cultures, comme un enfant de Gunsbach et un citoyen du monde, au-dessus de tous les antagonismes nationaux.
Mais qui étiez-vous vraiment Docteur Schweitzer ?
Vous êtes né et avez vécu votre enfance dans un cocon familial et spirituel empreint de douceur et de compassion. Votre jeunesse lycéenne s’est passée loin de vos parents. Votre vie de jeune homme, d’universitaire et de médecin, dans une ville en plein essor et dans un tourbillon intellectuel.
Après avoir suivi, à un âge peu habituel, des études de médecine, vous avez fait œuvre de charité et avez souhaité prêcher la foi chrétienne dans un pays africain radicalement différent, où vous avez expérimenté une interculturalité frontale et sans concession. Autour de vous, sans doute, régnait un esprit colonial fait de condescendance, de solidarité de classe et de milieu, qui manquait cruellement de cette tendresse et cette abnégation qui vous caractérisent. Une fois de plus, vous étiez un vivant signe de contradiction.
Vous avez dix ans, en 1885, l’année où l’Afrique est découpée en morceaux 16,
l’année où Jules Ferry, Président du Conseil, affirme à l’Assemblée nationale que les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures 18 :
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.
Dans ce monde européocentré, ces choses-là sont ancrées dans les mentalités. Chacun trouve cela normal, évident, inquestionnable. Pour les Européens, le triple devoir de civiliser, christianiser et développer le continent noir débouche sur un maintien des populations en sous-développement économique et politique : les postures de bienfaiteurs des nations européennes ne résistent pas à l’examen.
Vous êtes âgé d’à peine 23 ans, quand, en mai 1898, Alice Seeley et John Harris, deux jeunes anglais idéalistes, installent une mission protestante en plein cœur du Congo. Ils sont venus apporter la parole du Christ et les bienfaits de la civilisation. Les relations sont tendues entre les caoutchoutiers belges et leur mission, dont les objectifs ne convergent pas 19.
Le 14 mai 1904, Alice Seeley Harris prend en photo un homme, Nsala, contemplant la main et le pied de sa petite fille, Boali, assassinée et démembrée parce qu’il n’a pas récolté assez de caoutchouc. Elle multiplie ensuite les photos de congolais mutilés. Le premier scandale humanitaire de l’histoire contemporaine éclate. Ses photographies sont publiées dans le magazine de la mission protestante, puis plus largement dans la presse. Elles contribuent à mettre en lumière les violations des droits de l'homme dans l'État indépendant du Congo, sous le régime du roi Léopold II, pour ne citer que cet exemple de colonialisme abusif.
En début d'année 1906, Alice Seeley Harris et son mari entament une tournée de conférences au Royaume-Uni et aux États-Unis, projetant les images, secouant les opinions et remettant en cause les idées sur les bienfaits de la colonisation. Vous avez alors 31 ans. C’est l’âge où vous partez, vous efforçant, sur place, de soigner tout le monde, en encadrant la population autochtone, en cherchant à comprendre sa mentalité, afin d’adapter votre méthode thérapeutique aux exigences de son mode de vie.
C’est cela qui interroge l’homme de la rue d’aujourd’hui : comment vous, homme de foi, adepte du respect du vivant, prêchant l’amour et la paix, avez-vous fait face ?
Albert Schweitzer, homme fraternel, vous êtes une exception à une époque qui considère qu’il est impossible de traiter les populations colonisées comme des égales. Toutefois, de nombreux ordres religieux, notamment alsaciens, se dévouent pour faire changer cet ordre issu de la loi du plus fort qui exerce une domination sur des peuples soumis à des règles économiques iniques.
Mais, malgré le contexte défavorable, vous avez contribué de votre mieux, médecin, à la santé physique, pasteur, au partage de votre spiritualité généreuse et altruiste. Vous vous êtes attaché à Lambaréné, et vous y reposez. Vous restez un modèle de droiture et d’abnégation.
Car, qui n’aspire à la fragile paix ? Est-ce une valeur suprême, à quel niveau et à quel prix ? La paix, comme expérience, comme horizon de la vie intérieure, de la vie conjugale, de la vie éducative et familiale, est une expérience spirituelle, tout comme une exigence de moralité publique. Elle passe par la justice :
Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent 21.
La paix, une fois assumée l’universalité du métissage, n’a pas de nationalité, ni de couleur, elle est universelle et intemporelle. Pour vous, Albert Schweitzer, qui avez changé trois ou quatre fois de nationalité, est-ce de votre inconfortable expérience de métissage que vous tirez votre conviction :
Le tout est d’arriver à transmettre ce message dans un monde qui se fracture, où chaque peuple se replie sur lui-même, par peur d’avoir à partager ses ressources, à ouvrir ses frontières à des populations poussées à l’exode par la faim, le manque d’eau, la discrimination raciale, sociale, religieuse, économique… Aujourd’hui, rien n’est résolu, puisse le centre qui portera votre nom, à Kaysersberg, contribuer à ces prises de conscience.
Dès que l’on parle de s’ouvrir aux autres, de mixer la population, de créer une société plus inclusive, d’aucun rétorquent que la population est segmentée depuis la nuit des temps. C’est vrai. Et si on arrêtait de dire que cela ne peut pas changer ?
Dans un article du New York Times de 2017, le Docteur Jane Goodall, nominée en 2019 pour le prix Nobel de la paix, écrit :
Bien que Jane Goodall voie les parties hideuses de ce que les humains font à notre planète, elle continue d'espérer en notre avenir. Espérons avec elle et surtout, agissons.
1 VENAYRE, Sylvain, dans le Magazine Faire l’Histoire – Le casque colonial, l’angoisse de l’homme blanc. © 2020 ARTE France – Les Films d’ici. Sylvain Venayre est historien du voyage au 19ème siècle et de la guerre au loin.
2 Rognon, Frédéric (2015), « Albert Schweitzer, un pacifiste intégral », in Reforme.net (https://www.reforme.net/religion/histoire/2015/07/30/albert-schweitzer-un-pacifiste-integral/), publié le 30 juillet 2015.
3 SCHWEITZER, Albert (1957), Lettre au Président Eisenhower : « Je porte en mon cœur l’espoir de pouvoir contribuer d’une façon ou d’une autre, à la Paix dans ce monde. Cela je le sais a toujours été notre plus cher désir. Nous partageons tous les deux la conviction que l’humanité doit trouver une solution, pour contrôler les armes qui à présent menacent l’existence même de la vie sur terre. Qu’il nous soit donné à tous deux de voir le jour où les gens de ce monde, réaliseront que le sort de l’humanité est à présent en jeu, et qu’il est plus que jamais nécessaire de prendre une décision audacieuse qui saura traiter convenablement de la situation angoissante dans laquelle le monde se trouve, actuellement ». Source : https://www.schweitzer.org/2016/index.php/fr/vie-et-oeuvre/paix-ou-guerre-atomique#
4 SCHWEITZER, Albert, « Le problème de la Paix », discours du 4 novembre 1954, lors de la remise du Prix Nobel de la Paix. From Les Prix Nobel en 1952, Editor Göran Liljestrand (Nobel Foundation), Stockholm, 195.
5 SCHWEITZER, Albert, (1957), Premier appel contre les expérimentations de bombes atomiques, Radio Oslo, 23 avril 1957. Source : SCHWEITZER, Albert, Humanisme et mystique, Textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Editions Albin Michel (1995), 531 pages, p. 499-511.
6 SCHWEITZER, Albert, (1958), Paix ou guerre atomique, Editions Albin Michel, 64 pages.
7 Un formidable dynamisme éditorial fut organisé au printemps 1958 pour diffuser simultanément dans plusieurs pays d'Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, « Paix ou guerre atomique », le texte des trois appels diffusés les 26, 27 et 28 avril sur Radio Oslo et répercutés aussitôt sur quatre-vingt-dix stations.
8 Le Point international, « Octobre 1962, la crise de Cuba entraîne le monde au bord du gouffre » publié le 9 octobre 2012. https://www.lepoint.fr/monde/octobre-1962-la-crise-de-cuba-entraine-le-monde-au-bord-du-gouffre-09-10-2012-1514883_24.php
9 SCHWEITZER, Albert, (1995), Humanisme et mystique, Textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Editions Albin Michel, 531 pages, p. 519-520.
10 SCHWEITZER, Albert, (1995), Humanisme et mystique, Textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Editions Albin Michel, 531 pages, p. 524. « […] grâce à votre largeur de vue et à votre courage, il m’est donné d’observer que le monde a fait un premier pas sur le chemin de la paix. » (Extrait d’une même lettre d’Albert Schweitzer envoyée simultanément à J. F. Kennedy et à N. Khrouchtchev, le 25 août 1963).
11 SCHWEITZER, Albert, (2012), Souvenirs de mon enfance, Albin Michel, 144 pages, première édition allemande 1924, p. 7.
12 Khalil Gibran est un poète libanais d'expression arabe et anglaise, né en 1883, au Liban dans une très ancienne famille chrétienne ; son grand-père maternel était prêtre maronite. Il est décédé le 10 avril 1931, à New York.
13 Martine Quentric-Séguy a été ethnologue puis psychothérapeute au Centre Médico-social de Yaoundé (Cameroun). Aujourd'hui, elle est peintre, conteuse et écrivain.
14 Ndjock Ngana Yogo Ndjock est un poète camerounais né au Cameroun, en 1952. Il a grandi dans une famille très modeste d’ethnie bàsàa, qui a été très impliquée dans la lutte pour l’indépendance du pays. En 1972, lorsqu’il fréquente l’université de Yaoundé, il commence à écrire des poèmes très engagés. Il vit à Rome depuis une vingtaine d’années, où il travaille dans le milieu culturel.
15 LU, Han Victor (2021), La condition métisse - Essai de psychologie politique critique, Croquant, coll. Critiques et Contestations, 270 pages, p. 14. Han Victor Lu est chargé d’enseignement de science politique à l’Université Paris Dauphine ; il est docteur en psychopathologie et psychanalyse et a étudié la philosophie africaine auprès du philosophe kényan D.A. Masolo.
16 La conférence de Berlin marque l’organisation et la collaboration européenne pour le partage et la division de l’Afrique. Elle commence le 15 novembre 1884 à Berlin et finit le 26 février 1885. À l'initiative du chancelier Otto von Bismarck, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l'Empire ottoman, l’Espagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède-Norvège ainsi que les États-Unis y participent. Elle aboutit principalement à édicter les règles officielles de colonisation.
17 THIONG’O, Ngugi wa, (2011), Décoloniser l’esprit, La Fabrique Editions, 167 pages, p. 20. Ngugi wa Thiong’o, écrivain kényan de langue kikuyu et anglaise, né en 1938, est actuellement professeur et directeur de l’International Center for Writing &Translation à l’université de Californie à Irvine.
18 Discours de Jules Ferry (extrait). Source : Assemblée nationale, Histoire, Grands discours parlementaires, Jules Ferry (1885) : Les fondements de la politique coloniale (28 juillet 1885). https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885.
19 Source : Décolonisation (1/3) L’apprentissage – Série documentaire de Karim Miské et Marc Ball. Auteurs : Karime Miské, Pierre Singaravélou et Marc Ball. © 2019 Program 33/ARTE France/ AT-PROD/ RTBF, RTS Sénégal.
20 SCHWEITZER, Albert, (1952), A l’orée de la forêt vierge, Albin Michel, 216 pages, p. 212. [1] Psaume 84, 10-14, verset 11.
21 SCHWEITZER, Albert, (2019), Respect et responsabilité pour la vie, Arthaud Poche, Flammarion, 243 pages, p. 163.
22 Source : http://fr.scienceaq.com/Autres/1001022014.html
23 Catherine Vincent, Climat 2019, Jane Goodall : Nos actes individuels peuvent aider à changer le monde, article publié dans Le Monde, le 5 janvier 2019.